La
meute, l'émeute et l'impasse.
mercredi
9 novembre 2005, par DiverCité,
Ici et Là-bas
COMMUNIQUE
Le 9 novembre 2005
Depuis plus d'une semaine en France, voitures et
écoles se consument, des pneus éclatent,
des cocktails Molotov explosent, des jeunes des
classes populaires, issus ou non de l'immigration
postcoloniale, ne dissimulent plus leur envie d'en
découdre avec la République française
« une et indivisible ». Ils n'ont jamais
été les bienvenus, à moins
de laisser derrière eux - après une
heure de bus - leur culture, leur religion et leur
histoire. Après trois morts, dont deux suspectes,
les familles restent dignes, les quartiers populaires
sont submergés par l'émotion, la colère,
la rage et le deuil, comme ils ont trop souvent
l'habitude. Toutes les nuits sont hantées
par le bruit, les odeurs, et la lumière jaune.
C'est l'émeute : « un soulèvement
populaire, généralement spontané
et non organisé, pouvant prendre la forme
d'un simple rassemblement tumultueux accompagné
de cris et de bagarres », nous dit le dictionnaire.
De l'autre côté de la fameuse «
fracture sociale », les forces de l'ordre,
flashballs à la main, hurlent et insultent
les familles qui sont aux fenêtres ; humilient
et interpellent à tout va mères, enfants
et vieillards ; n'hésitent pas à se
servir de l'intimidation et de la peur collective
pour faire tourner le rapport de force à
leur avantage ; ne reculent devant rien pour gazer
à l'aveuglette, visant aussi bien les mosquées
bondées que les centres commerciaux. Des
syndicats réclament l'intervention de l'armée
voire, pour certains, l'application de la loi martiale.
Le ministre de l'Intérieur fait preuve de
politesse racailleuse, et le gouvernement est frappé
de myopie politique, frappant du poing sur une table
vide, où il a jusqu'ici toujours refusé
de s'asseoir. La meute.
La crise économique, sociale et politique
de la société française est
à son comble, et la violence prend de l'ampleur
dans bon nombre de quartiers populaires de France.
Meute et émeute se font face. Mais qu'en
sait-on réellement ? Les faits semblent pourtant
évidents. A la suite de la mort de deux d'entre
eux, des « jeunes » mettent à
feu leurs propres quartiers. Dès lors, ils
sont présentés comme une organisation
criminelle transfrontalière, accusés
d'être manipulés par des réseaux
islamistes, et soutenus par l'économie mafieuse
de la drogue. Au lieu de comprendre l'origine de
l'émeute, la société française
mène la politique de l'autruche, en parlant
de violences irrationnelles et haineuses, qu'il
faut réprimer « dans la justice et
la fermeté ». Les forces de l'ordre
- appellation en elle-même paradoxale - essayent
de rétablir le calme, le silence, ou en d'autres
termes, l'ordre public. En face de cela, on nous
présente le logique ras-le-bol des habitants
« non jeunes » et leur soi-disant soutien
à l'action gouvernementale de rétablissement
de la sécurité et de l'autorité.
Rien n'est plus trompeur.
Tout d'abord, il faut dire clairement que derrière
l'immense majorité des actes de violence,
il y a des causes sociales et des responsables politiques,
mais aussi, il faut l'admettre, des parcelles de
légitimité. Même si toute violence
est condamnable, force est de constater que la violence
qui nous préoccupe depuis dix nuits n'est
que le fruit de l'humiliation et de la relégation
sociale qui règnent les 350 jours restants
dans la même zone, sans que personne ne s'en
émeuve. Les violences sociales, subies dans
le quotidien et dans la chair de millions de citoyens,
sont plus légitimes et respectables que les
violences urbaines, qui violent la « sarko-sainte
» loi de la propriété privée.
Cette violence-là sert habilement aujourd'hui
de parangon à ceux qui ne veulent pas voir
la violence du système qui l'a engendré.
Pire, elle allume des feux qui n'éclateront
que plus tard : à la différence des
pinèdes provinciales, en banlieue, les contre-feux
rallument toujours les foyers. Faire mine de découvrir
les problèmes, chanter la marseillaise pour
exorciser le mal, c'est utiliser la souffrance exprimée
aujourd'hui pour camoufler sa responsabilité
dans son émergence. Et même si cela
n'est pas dit explicitement, tout le monde le ressent.
Un exemple ? Bien, personne ne s'interroge sur les
raisons qui peuvent pousser deux adolescents à
fuir en courrant dès qu'ils entendent au
loin les bruits des talkies-walkies des policiers
? Qu'est-ce qui crée chez eux une peur instinctive,
qui les poussent à escalader un mur de trois
mètres et se cacher dans un transformateur
EDF, alors que de l'aveu même des services
judiciaires ils ne sont pas délinquants ?
Nous y voyons pour notre part deux raisons principales.
La première est que le bruit des talkies-walkies
résonne dans nos têtes avec l'arrivée
de problèmes en cascade : interpellation
musclée, clés-de-bras douloureuses,
insultes et brimades au su et au vu de tous, garde-à-vue
où - l'histoire l'a amplement démontré
- règne l'impunité policière,
et plausibles inculpations judiciaires pour outrages
et rébellions. C'est tout cela qu'évoque
le son de la sirène. C'est tout cela que
l'on fuit lorsqu'on a quinze ans, vit en banlieue
populaire, et qu'on a rien à se reprocher.
La deuxième raison tient aux faits et aux
circonstances mêmes de l'incident de Clichy-sous-Bois.
Etrangement, il n'a pas été révélé
que l'un des trois adolescents électrocutés,
pourtant mineur et scolarisé, ne disposait
pas de papiers. Conséquence directe du durcissement
de l'obsessionnelle lutte contre l'immigration illégale,
dont le ministre de l'intérieur a été
le principal initiateur, ce jeune a fui parce qu'il
était sans-papiers. Il a fui parce que la
nouvelle loi, promulguée pour mieux assimiler
l'étranger à la délinquance,
a fait de lui un fuyard. Il a fui pour se sauver,
et quelque part, c'est la loi qui a causé
sa fuite et donc sa mort.
Monsieur Sarkozy, nous comprenons mieux pourquoi
ses parents n'ont pas voulu vous rencontrer.
Toutes ces morts viendront augmenter le deuil dans
la mémoire des personnes issues de l'immigration
postcoloniale. Mais au-delà de cet horizon,
elles nous invitent à d'autres réflexions
et d'autres propositions pour sortir de l'impasse
qu'affectionnent tant, sans jamais se l'avouer,
la meute et l'émeute.
Excusez-vous pour toutes les insultes stigmatisant
les habitants des quartiers. Excusez-vous pour avoir
causer la mort, de manière volontaire ou
non (l'enquête nous le dira), de deux jeunes
adolescents, coupables de vivre à Clichy
et d'être héritiers de l'immigration
postcoloniale. Excusez-vous pour la profanation
de la mosquée de Clichy. Imaginez-vous la
réaction de l' « opinion publique »
si le lieu de culte attaquée avait été
une église ou une synagogue ? Tout ce que
la France compte de bonne conscience humaniste aurait
dénoncé, avec raison, la violation
des libertés individuelles. Mais attaquez
une mosquée est dans l'air du temps, le «
choc des civilisations » a fait du chemin,
et ni le premier ministre, ni le ministre de l'Intérieur,
ni aucun membre du gouvernement n'a daigné
se déplacer pour montrer qu'il n'existe pas,
en France, deux poids deux mesures en matières
de droits et de libertés.
Mettez fin à la précarisation croissante
des habitants des quartiers populaires. Si les notions
de flexibilité, d'adaptation, de mixité
sociale, d'intégration républicaine,
de discrimination positive, etc. sont les maîtres
mots de la classe patronale et de ses alliés
à l'Assemblée nationale, elles signifient
tout autre chose pour ceux qui ont subi vingt ans
de politique néolibérale : ségrégation
économique et spatiale, logement insalubre,
inégalité des chances à l'école,
panne de l'ascenseur social, tyrannie des contrats
à durée déterminé sans
perspective d'avenir, impossibilité de fonder
une famille et de vivre dignement, tête coincée
en dessous du seuil de pauvreté, séjours
répétés au cachot, etc.
Stoppez la logique sécuritaire de la tolérance
zéro, le racisme anti-immigré et la
culture du chiffre de la police, qui sont à
l'origine de la tension et des provocations dans
les banlieues populaires.
Respectez les en tant qu'être humain, arrêtez
de les insulter en les qualifiant de « sauvageons
», de « racailles » à nettoyer
au « kärcher ». Ce langage infamant,
s'il était prononcé par le borgne
du Front National, serait dénoncé
pour appel au meurtre et au « nettoyage ethnique
». Mais quand il sort de la bouche du ministre
de l'Intérieur, l'infamie devient une œuvre
de salubrité publique et devient un racisme
respectable relayé par tous les médias
bien-pensants.
Cessez d'instrumentaliser l'islam et les musulmans,
cessez de danser hypocritement avec celui que vous
appelez le « diable vert » une fois
le bal terminé. Arrêtez de remercier
en secret les « grands frères »
parce qu'ils oeuvrent pacifiquement pour la fin
des violences, tout en mettant en garde l'opinion
publique contre l'omniprésence de l'islamisme
dans les banlieues. Ainsi le maire d'une commune
de l'agglomération lyonnaise qui, avant de
s'en prendre publiquement à un imam de quartier
sous le coup d'une inculpation judiciaire et de
se faire le défenseur d'une conception de
la laïcité tronquée, prenait
amicalement le train avec lui deux semaines auparavant.
Rendez-leur leur dignité historique. Il est
indispensable d'effectuer un retour critique sur
le passé colonial en abrogeant la loi négationniste
du 23 février 2005 portant sur « l'œuvre
positive du fait colonial » et de réhabiliter
l'histoire de l'immigration. Si nous ne sommes pas
dans une situation strictement coloniale, les logiques
de gestion et d'encadrement des populations issues
de l'immigration postcoloniale persistent encore
aujourd'hui dans les institutions. Abolissons-les.
Nous ne pouvons que voir une continuité évidente
avec la manière dont l'Etat appréhende
aujourd'hui les émeutiers et leurs motivations,
et celle dont hier il comprenait les insurgés
algériens. Le recours rarissime à
la loi de 1955, celle qui justifia la sanglante
intervention policière du 17 octobre 1961,
permet rien moins que cela d'instaurer l'état
d'urgence sur le territoire national. Ceci trahit
inévitablement l'illogisme politicien dans
lequel s'est enfermé le gouvernement : l'Etat
ne sait ni ne veut avoir le courage de répondre
politiquement à l'explosion des violences
émeutières, aussi a-t-il recours à
une des lois les plus liberticides de la législation.
Sacrifiant les libertés sur l'autel de la
sécurité, l'Etat sécuritaire
s'exprime avec toute sa force. Qu'on se le dise,
seront désormais justifiées par la
loi : les mesures locales de couvre-feu pour tous
(et pas seulement les mineurs), les interdictions
de circulation en voiture, les interdictions de
réunions, les fermetures de salles pouvant
accueillir telles réunions, les assignations
à résidence, les interdictions de
séjour, les mesures de contrôles de
la presse et des télécommunications,
les perquisitions de jour comme de nuit, le remplacement
de la justice civile par la justice militaire (un
simple décret suffira pour cela)… On
ne pouvait pas faire plus clair en matière
de punition collective : tout les habitants des
quartiers, déjà victimes premières
de ces événements (soit parce que
leurs proches en sont les acteurs ou soit parce
que ce sont leurs biens qui en sont les objets)
sont désormais privés de quasiment
toutes leurs libertés individuelles. Un contrôle
d'identité deviendra une rafle, une interdiction
de séjour, un bannissement. Pis, ces nouvelles
prérogatives marqueront pour longtemps, même
après leur cessation, les pratiques policières
dans les quartiers. En d'autres termes, le système
d'inspiration coloniale s'auto régénère.
La meute se reproduit.
Ne confondez plus paix et pacification. Il faut
des armes et des hommes en nombre suffisant pour
maintenir un état de pacification, mais la
justice est la condition de la paix sociale : sans
justice, pas de paix. Paradoxalement, c'est cette
paix que les incendiaires vous demandent d'avoir
le courage de rechercher dans le langage que vous
comprenez le mieux.
Pour y parvenir, une seule solution immédiate
: l'abandon de toutes les poursuites judiciaires
à l'encontre des manifestants et la dispense
de peine pour ceux déjà condamnés.
Car il n'y aura que cette issue pour sortir de l'impasse,
cette seule issue pour envisager des solutions à
plus long terme, cette seule issue pour envoyer
à bon port le message que tous les protagonistes
responsables du feu sont désormais en mesure
de l'éteindre. Cette idée, dont nous
savons d'avance qu'elle nous rapportera son lot
de popularité chez les populistes, n'est
pas neuve, et elle n'est pas de nous. Victor Hugo
en a été son plus éloquent
défenseur : « Les guerres civiles s'ouvrent
par toutes les portes et se ferment par une seule,
la clémence. La plus efficace des répressions,
c'est l'amnistie. »
Les récents événements montrent
au moins une chose : une certaine police en banlieue
n'est plus sous contrôle républicain.
Au lieu de protéger les citoyens, elle installe
la peur et la mort par ses provocations. Or lorsqu'une
institution de la République viole ses propres
principes, le devoir de tout citoyen est de prendre
son destin en main. Si la police est incontrôlable,
surveillons la police ! Organisons des comités
de surveillance, dans chaque quartier, uniquement
armé d'un code pénal, d'un calepin
ou d'une caméra, pour prouver à la
société française que les «
racailles » savent se rassembler, réfléchir,
s'organiser, et ainsi démontrer que le doigt
accusateur ne doit pas être pointé
sur eux, mais sur les dysfonctionnements de la société
française.
Une émeute sans débouché politique
raffermit les gouvernements qui la méprisent
ou répriment
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